Je suis dérangée, Maïanna M.
Lu par l'auteur



Je suis dérangée

Je suis en désordre.
Je suis ma bibliothèque.
Je suis chacun des livres que j’ai aimé.


Si je les ai aimé, c’est parce qu’ils connaissaient mon langage et qu’ils me parlaient au cœur.
Je les ai aimé parce qu’ils parlaient de moi.


Un livre qui ne parle pas de moi n’est pas digne d’être lu jusqu’au bout. Je me demande même comment d’autres y arrivent. Il y a des mystères comme ça !


Les livres qui parlent de moi existent d’une force supérieure aux autres. Ils sont. Et il y a mieux. Il y a les livres qui parlent de mes rêves et ceux-là tendent vers le sublime. A eux tous, ils forment mon conscient et mon inconscient. Mon essence. Moi.


Il y a des piles de moi dans toute la maison. Au pied des meubles. Sur les rebords des fenêtres. Sur chaque marche des escaliers. Je me suis répandue partout. Je suis dérangée.


Il fallait bien que je me décide à y mettre de l’ordre. J’ai réuni l’ensemble des volumes comme on dresse le bilan de sa vie, comme on pleure ses chimères avortées avant de se dire qu’elles étaient ridicules. Ca n’est pas moins douloureux pour autant.


Je tiens un morceau de mon passé entre les mains. La petite Pomme se cachant sous sa graisse pour oublier qu’elle n’intéresse personne, La Dentellière, c’était moi. J’emploie le passé car il serait inexact de prétendre l’être encore. Je m’en suis éloignée. J’ai refusé de finir comme elle. Mourir sans que cela n’affecte quelqu’un d’autre que ma mère, mourir de façon présupposée parce que je ne mérite même pas que l’auteur me suive jusqu’au tombeau, très peu pour moi ! Je suis bien trop fière ! Je veux que l’auteur décrive ma mort comme étant l’apothéose de son roman.


Je veux la mort de Nana, sinon rien ! Ce mélange d’abjection et de grandiose, ce contraste entre le brillant du cheveux et le visage ravagé par la maladie, cet érotisme morbide, comme l’extase d’une sainte Thérèse vérolée jusqu’à l’extrême, c’est ça que je veux !
Je veux aussi le pouvoir fascinant de Nana. Parce qu’elle est tout ce que je ne serais jamais. Elle est fraîche, niaise, enivrante, vulgaire, et les hommes se ruinent pour elle et vont ensuite se suicider en faisant des dégoulinures sur les tapis. J’adorerais ça ! J’y prendrais un plaisir sadique.


Sade. N’a-t-il pas bien défini l’essence même d’une femme ? Candide et lubrique, naïve et fausse, victime et bourreau. Justine et Juliette toutes deux ensembles comme allégorie des femmes. D’une femme. Moi. Quand les hommes me mentent, me font souffrir et m’abandonnent ensuite, je suis Justine. Quand je sais ce qu’ils aiment et que je le leur refuse, quand je m’enfuis avant que leurs bras ne se referment, quand je profite du pouvoir que mes charmes ont sur eux, je suis Juliette. Je suis une femme.


Avant j’étais une petite fille. La petite fille sur le bac qui traverse le Mékong, c’était moi aussi. Celle qui rencontre un homme dans un lieu incongru, qui le suis, et qui se laisse aimer sans se douter qu’elle l’aimera à son tour, plus tard, quand elle sera partie et qu’il ne lui restera plus que l’envie de sa peau, c’était moi aussi. Un roman comme celui-là nous renvoie à notre propre histoire.


Ma propre histoire. Chaque destin est poignant, quelque soit sa nature. La petite Blandine, Madame Blandine, Madame de Saint-Sulpice. Françoise D’Aubigné, Madame Scarron, Madame de Maintenon. Une terminologie révélatrice de l’ascension sociale. Je tiens la vie de ces deux femmes entre les mains et déjà je me demande quelle est la nature de celle qui prendra ma place. Je veux un destin éblouissant. Je veux que l’on se puisse dire « Voilà l’héroïne de notre siècle »


Je veux être un livre édifiant. Pas de ceux qu’on laisse moisir tout poussiéreux sur l’étagère. Non ! Un livre que vous détesterez peut-être, qui sera déchiré, brûlé en place publique, mais un livre qui ne laisse pas indifférent ! Je veux être un livre qu’on lit jusqu’au bout ! Un livre qui parle de vous !

Je parle de vous parce que je suis celle à qui vous voudriez ressembler. Je parle de vous parce que je suis celle que vous voudriez posséder. Je suis le livre brûlant de Pierre Louÿs. Je suis la femme qui danse et qui se moque, je suis le pantin qui est prêt à tout perdre. Celui qui souffre, celui qui s’ennuie, l’allégorie du couple. Je parle de vous.


Je parle de vos vices. Je les connais bien. Ils sont aussi en moi.
Je suis l’écriture calme et déliée qui endort la méfiance. Je suis la pointe acerbe qui se rie des émois les plus nobles. Je suis redoutable de perversité. Madame de Merteuil est en moi. Comme elle est en vous d’ailleurs. Je le sais à votre façon de sourire quand vous avez mal. Et puis, avouez donc, que vous en avez assez d’être la victime, que vous préférez le rôle de la furie manipulatrice plutôt que de l’insipide oie blanche. Je vous ai bien deviné. Et puis, nous avons le même sourire vous et moi.


Mais nous avons aussi le même désir de pureté. Nous savons bien que les vierges ne sont pas toutes insipides. Qu’elles brûlent parfois d’un feu sacré qui nous échappe sitôt qu’on s’est frotté à une peau étrangère. Mais il nous reste un peu de la lumière d’Electre dans les yeux. Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? Vous avez été touché par cette chasteté éclatante ? Et elle a modifié votre image de la vérité ?

Tel est bien le grand pouvoir de la littérature. Modifier notre façon de voir et donc de penser. Accepter de ne pas voir le vice là où tout le monde le montre du doigt. Accepter de lire Lolita comme une passion ravageuse unilatérale et pas comme un banal abus de pouvoir. Se dire que la vieille qui marchait dans la mer est finalement bien proche de nous, malgré ses deux mille dix-sept amants, son gigolo et sa collection de bijoux volés, parce qu’elle est laide maintenant, qu‘elle est triste, qu’elle pleure ses folles années perdues et que ce sera bientôt notre tour de regarder les photos sans s’y reconnaître tout à fait.


Se reconnaître. Il est bien difficile d’être un individu à part entière quand on a l’impression d’être un peu de tous les autres. Je suis un peu de chacune des Femmes Savantes. Je suis la mère autoritaire et intransigeante, je suis la fille misandre et prétentieuse, je suis la pauvre Bélise qui croit que tous les hommes sont amoureux d’elle et qu’ils n’osent pas se déclarer. Elles font pitié, et je me déteste d'être leur semblable. Il ne me restera plus qu’à m’extasier devant un poème ridicule et le portrait sera fidèle. Un portrait à l’acide. Comme ceux pour lesquels Célimène est réputée. Une image précise soutenue par une terminologie rigoureuse. Nous ne sommes jamais qu’une liste de mots, comme je suis la liste des livres étalés devant moi, échappant à toute forme de logique. Je suis éparpillée.

Quelle est la liste de mots qui définit votre essence ? Puisque ils gardent leur signification propre et puisque la nature humaine ne change pas, nous sommes tous susceptibles de devenir le même livre. De nous confondre avec lui comme je vous confonds avec moi. A moins que ce ne soit vous, qui vous confondiez avec moi ?


Vous êtes en désordre.
Vous êtes ma bibliothèque.
Vous êtes dérangés.