Libération, Thierry Bonnafous.
Second extrait lu par l'auteur



Extrait de Libération, Thierry BONNAFOUS. Tous droits réservés.

Michel était coincé entre la fenêtre et un combattant de 14-18, un quasi-sexagénaire amputé d’un bras et à moitié aveugle. Ils avaient échangé quelques mots au début du voyage puis, ne trouvant rien à se dire d’autre que de vagues commentaires sur la situation du pays, ils s’étaient tus. Le vieux dormait désormais, insensible aux cahots du wagon, aux à-coups brutaux, aux cris des voyageurs qui se heurtaient les uns les autres lorsque le convoi freinait brusquement.
Le train suivait le Rhône dont les eaux fumaient une brume laiteuse. Parfois, comme un divin hasard, un rayon clair illuminait le fleuve. Cela ne durait qu’un instant mais, immédiatement, Michel replongeait dans des souvenirs heureux : les promenades avec Pauline le long du canal du Midi dans la douce ferveur de l’été 36. Un monde nouveau s’ouvrait, un monde qui leur ressemblerait. Joyeux, heureux, doux comme le miel. Un monde aux lendemains qui chantent, un monde d’amour et de paix. Ils y avaient cru avec toute la force de leurs vingt ans, battant le pavé au printemps, dévorant les routes pendant l’été. L’automne et l’arrivée des premiers réfugiés espagnols avaient fait voler en éclats leurs beaux espoirs. La guerre était là, à portée de vent, rugissant de l’autre côté de la montagne, brûlant la démocratie au feu des « régimes nouveaux ». Ils s’étaient réfugiés alors dans un amour égoïste mettant à l’unisson leurs cœurs et leurs corps, évitant volontairement de voir que leur vision du monde s’écartelait sous les réalités du présent.