Votre belle-mère, Emily B.


Votre Belle-mère

Vous passiez une charmante soirée avec votre fiancé et son meilleur ami. Tous deux débattaient avec ardeur pendant que vous les écoutiez, l'oeil amolli sur votre montre alignant presque ses deux aiguilles sur le douze. Entre le Celeron 2 gigas 5 et le Pentium 1 giga 8, à choisir, vous préféreriez aller dormir. Mémoire cache, mémoire vive, tout se confondait dans votre tête vide. Vos traits tirés, inexpressifs, et votre corps boursouflé de courbatures n'apitoyaient guère les deux bavards. L'éloge du système RAID, l'exposé sur les vitesses de disque dur, la confrontation des BUS SCSI et IDE s'interrompit, enfin, avec la sonnerie du téléphone. Vous pensiez que le malotru qui appelait à une heure si tardive méritait toute votre gratitude car peut-être iriez-vous tous rejoindre les bras de Morphée après cet appel.
Mais, loin de là, vous voici maintenant dans cette chambre aux teintes de châtaigne mauve. L'odeur de renfermé et de maladie vous estourbit un peu plus. Et votre compagnon, si vif et si loquace tout à l'heure traîne sur votre corps un oeil amorphe. Impuissant, il subit tout comme vous le discours interminable et filandreux de la gentille vielle dame. " Mon chéri ! Je suis si contente que vous soyez là. Je ne veux pas être seule cette nuit, j'ai peur de faire un malaise... Et toi ma chérie, je suis si contente de te voir. C'est gentil d'être venue. Tu vas bien ? Moi tu vois, je ne suis pas au mieux. Je suis si fatiguée ! J'ai dormi toute la journée, et je n'ai mangé qu'une pomme. Je ne peux pas ingurgiter plus. Je n'ai pas très faim et puis de toute façon, je ne digère rien. Alors je suis bien faible, tu sais. Quand je me lève, j'ai les jambes qui flageolent... ".
Vous opinez du chef, résignée. Oui vous dormirez ici ce soir. Oui tous les deux évidemment. Non bien sûr cela ne vous dérange pas. Fourbu, votre ami s'assoit sur le lit. Vous l'imitez. Votre tête pesante vient somnoler sur son épaule. Il faut que vous preniez pourtant garde de ne pas vous endormir là. Vous portez donc de nouveau une faible attention au flot de parole perpétuel qui vous berce de ses inflexions douçâtres. " ...Comme elle a de beaux cheveux ! C'est si joli quand ils se mélangent aux tiens. Le noir et le blond se mettent l'un et l'autre en valeur. Ah mes enfants, vous allez si bien ensemble, vous êtes si mignons ! Et puis vous êtes tellement patients avec moi. Merci d'être venu, je me sens rassurée maintenant, mais... ". Ereinté, votre compagnon fait bien quelques tentative pour endiguer le flot de plaintes : " Maman, on va aller se coucher, on est fatigué...". En effet vous sombrez dans la flaque lumineuse de l'écran télévisuel. Vous ne sentez même plus votre corps raidi par la lassitude.
Peine perdue, l'écoulement se poursuit, compatissant néanmoins. " Oui mes chéris, je comprends bien. Il est si tard. Enfin, tu comprends, je n'ai plus la moindre idée de l'heure. Quand je vous ai appelé, j'ai pensé qu'il devait être tout juste dix-huit heure. Et puis là je n'ai pas vraiment sommeil. Tu vois je regardais ce feuilleton. C'est un policier. Mais je trouve les enquêteurs un peu bêtes, et si brutaux. Oh, cette série n'est pas passionnante, mais il n'y a rien de mieux. Mais hier, j'ai vu un film magnifique. Vous ne l'avez pas regardé ? Ah bien sûr, non, vous n'avez pas la télévision. Mais c'était un film si beau... " Votre compagnon s'est levé, indiquant de la sorte son intention de quitter la chambre dans les minutes à venir. L'indolence bouffie d'espoir, vous suivez son exemple, portant même vos pas vers le vestibule, un " bonne nuit " au bord des lèvres.
Mais votre belle-mère, soudain enjouée, vous rappelle à elle. " Ma chérie… Tu l'as peut-être vu au cinéma ? C'était, tu sais, avec cette actrice brune... Tu ne vois pas qui ? Il me semble qu'elle est connue pourtant. Elle a joué dans cet autre film avec cet acteur qui ressemble à un vampire... Tu sais, euh, Antoine Hopkins, je crois..." Ne voulant pas faillir dans votre rôle de bru attentionnée, vous lui prêtez une oreille léthargique mais de bonne volonté. Au contraire votre ami tente une dernière fois de l'interrompre : " Maman, tu nous raconteras ça demain. Demain, je t'écouterai tant que tu voudras. Mais là, on va aller dormir. ". Captivée par le compte-rendu confus et passionné, elle n'écoute pas.
"Les décors étaient magnifiques, grandioses. " dit-elle, tandis que votre visage se décompose. Vos joues flétrissent au fil de la description des souks d'orient si réussis, si criants de vérité. Bien inconsciemment vous froncez les sourcils. Il vous semble que votre belle-mère a per¸u cette moue contrariée. Cependant elle ne paraît pas s'en émouvoir. Compréhensive, elle vous adresse un sourire sucré et reprend son intarissable babil : " Et puis il y avait des scènes formidables tournées dans le désert. Le sable était doré et ocre, le ciel était bleu vif, c'était ravissant. Surtout la scène superbe de la tempête où... " Votre chair vitreuse s'effrite à la pensée des rafales de sable. Votre regard languissant croise celui dubitatif de votre compagnon. Il vous dévisage, effaré. Oubliant sa mère, il caresse votre visage, l'embrasse, sert votre corps contre lui.
Mais bientôt, vos yeux éteints ne vous permettent plus de le distinguer. Vos jambes, chétives, ne vous portent plus. Vous défaillez. Vos muscles se relâchent agréablement. Des larmes salées coulent alors sur votre front décharné et vous rongent. Votre belle-mère poursuit cependant, imperturbable, tant le scénario est émouvant. " C'est l'histoire d'une femme..." Comme vos sens vous quittent, votre corps faiblit, s'atténue, se répand peu à peu en poussière. Déjà, vous ne sentez plus ni le contact du sol ni celui du corps de votre ami. Au loin vous entendez un bourdonnement " ...dont le seul but est... " Puis vous ne percevez plus qu'un murmure "...de se débarrasser de sa belle-fille. ". Et pour finir, plus rien. Plus que le silence, l'obscurité, un flottement et le sommeil.